14 août 2023

La prison civile de Jacmel : un abattoir humain

Au retour à l’ordre constitutionnel en Haïti avec le gouvernement de Jean-Bertrand Aristide en 1994, fut lancé le projet d’assistance à la réforme pénitentiaire. Au-delà de ses aspects humanitaires non négligeables, il a constitué à l’époque une contribution tangible au projet des autorités haïtiennes de construire un état démocratique. Il est toutefois important de préciser que tout système carcéral n’est pas en soi démocratique et peut même être une atteinte caractérisée aux principes fondamentaux du droit. Depuis lors, les avancées dans ce secteur ne sont pas probantes.

En Haïti, les conditions de détention sont abjectes. Les prisons haïtiennes sont parmi les plus surpeuplées de par le monde. Les conclusions d’un rapport de la Mission des Nations unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH), en juillet 2015, vont en ce sens. Le rapport calcule le taux d’occupation des prisons dans le pays à 804 %. Cette folle statistique se trouve malgré tout en deçà de la situation du plus grand centre pénitencier du département du Sud-Est. En effet, la prison civile de Jacmel qui est logée dans un bâtiment qui servait de dortoir pour les militaires des Forces Armées d’Haïti (FAdH) a été réaménagée en vue d’être transformée en centre de détention sans tenir compte des normes et standards régis dans les 70 règles de Bangkok et les Règles de Nelson Mandela sur les conditions de détention. Le centre devrait accueillir quatre-vingt (80) prisonniers. Une visite à ladite prison les 7, 8 et 11 août 2023 nous a glacé le sang. En effet, le dernier jour de notre visite, l’effectif global affiché dans la greffe de la prison est de six cent quatre-vingt-six (686) détenus, dont six cent soixante-et-un (661) hommes et vingt-cinq (25) femmes. Son taux d’occupation est donc 857,5 %. De cet effectif, seulement soixante-quatre (64) d'entre eux sont jugés et condamnés : soixante-trois (63) hommes et une (1) femme. Ce qui explique que plus de 90 % [six cent vingt-deux (622)] de ces personnes sont donc en situation de détention préventive prolongée, et ne sont pas jugés.

Les cellules de quatre mètres carrés (4m²) sont construites pour héberger douze (12) détenus, par contre avec la surpopulation carcérale, jusqu'à cinquante-cinq (55) personnes se trouvent coincées nez au nez.

La précarité économique des détenus ne pouvant pas se payer les services d'un avocat explique également la lenteur enregistrée dans l'avancement de leur dossier.

À ce propos, l'article 26 de la constitution haïtienne en vigueur stipule : « Nul ne peut être maintenu en détention s’il n’a pas comparu dans les 48 heures qui suivent son arrestation, par-devant un juge appelé à statuer sur la légalité de l’arrestation et si ce juge n’a confirmé la détention par décision motivée ».


En dépit de tout ce qui saute aux yeux, on a pu nous entretenir avec des détenus afin de mieux comprendre leur vécu. À la prison civile de Jacmel, l'insalubrité est le maître-mot. La greffe de la prison n'y échappe pas.
Entassés dans des cellules exiguës non aérées, dégageant des odeurs nauséabondes, les détenus du centre carcéral de Jacmel sont traités pire que du bétail.
Quelques détenus squelettiques croupissent sous un hangar considéré comme un centre de santé. Selon les dires d'un responsable qu'on a choisi de terrer le nom, ce centre - qui n'a pas de médecin, mais deux (2) infirmières qui travaillent à tour de rôle - est destiné à desservir les détenus atteints des maladies les plus fréquentes au niveau de la prison comme la tuberculose, la malnutrition, la gratelle, le choléra... C'est de la poudre aux yeux tant les besoins sont énormes. En effet, notre visite à proximité des cellules décrit une situation chaotique. Écroués depuis plusieurs années, certains détenus qui ont pu s'approcher de nous expliquent qu'ils n'ont jamais été consultés par un médecin et attrapent des maladies qu'ils n'ont pas pu soigner. Sous-alimentées, les personnes détenues souffrent d'anémie et sont donc trop faibles pour pouvoir résister aux nombreuses maladies infectieuses qui se propagent à l'intérieur de la prison. Évidemment, ils n'ont jamais été assistés psychologiquement. Ils ne bénéficient pas de formation pouvant faciliter leur réinsertion sociale, hormis les femmes et filles qui ont parfois reçu des séances de formation de Fanm Deside, une organisation féministe.
On constate aussi des détenus paraplégiques de longue date qui ne disposent pas de moyens adéquats pour se déplacer. Et ça ne choque personne.

« Je suis incarcéré ici depuis environ 6 ans, mes parents m'abandonnent et je n'ai personne pour m'aider..., je mange mal. Quand je ne trouve aucun détenu pour partager avec moi des produits hygiéniques, je n'ai pas d'autre choix que de rester comme ça... Il y a de cela trois (3) mois depuis que je ne me brosse les dents ou que je me baigne avec du savon». En fait, en ce qui a rapport aux produits d'hygiène, la Direction de l'Administration Pénitentiaire (DAP) et les autres acteurs de la chaîne se rejettent les responsabilités et s'en foutent allègrement des détenus. Ces derniers sont à la merci de bienfaiteurs, d'organisations caritatives. La dernière fois qu'ils ont reçu de produits hygiéniques remontent à décembre 2022. Les larmes aux yeux, des femmes témoignent n'avoir jamais eu de serviettes hygiéniques à leur disposition depuis plus de six (6) mois.


Les mineurs n'ont pas de cellule qui leur est réservée, ils sont donc obligés de cohabiter avec les autres prisonniers, potentiellement de redoutables criminels. La prison ne dispose ni d'espace approprié pour les visites familiales ni d'espace aménagé pour accueillir les femmes enceintes et allaitantes (FEA) comme l'exigent des conventions internationales dont Haïti est signataire.


Les prisonniers n'ayant pas l'appui de leurs proches ne mangent qu'une seule fois dans une journée. Et tous les détenus interrogés sur ce point estiment que la nourriture qui leur est servie est de très mauvaise qualité, et contribue à augmenter le taux de malnutrition au niveau de la prison. Approché à ce sujet, un responsable de la prison tente maladroitement de nous voiler la face en faisant croire que les détenus se nourrissent correctement.


Tenant compte de la faiblesse de l'appareil judiciaire, des organisations apportent des assistances gratuites à des détenus. Le Bureau d'Assistance Légale (BAL), le Réseau Sud-Est de Défense des Droits Humains (RESEDH), le Bureau d'Assistance, de Consultation, d'Observation et de Plaidoyer (BACOP Juridique) et Sosyete Makaya sont parmi ces institutions qui assistent des détenus du point de vue juridique.

Malgré les conditions de détention exécrables, certaines personnes sont enfermées pour des raisons assez insolites. À titre d'exemple, après avoir purgé leurs peines, des détenus restent en prison à défaut d'avoir la décision de justice qui devrait être livrée à la greffe du commissariat où est incarcéré le condamné, regrette un responsable.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, malgré tous les manques cruels en terme d'installations sanitaires, malgré la violation des droits les plus basiques et élémentaires des détenus, considérant les conditions de sécurité défaillantes au niveau de la prison civile de Jacmel, cette dernière est un centre carcéral de «bons enfants». Les affrontements entre détenus sont rares, aucune tentative d'évasion n'a été enregistrée ces dernières années à l'exception d'une situation de panique causée par le séisme du 14 août 2021. En outre, les détenus ont accès à des jeux de hasard : quotidiennement un vendeur de loterie accède à la cour de la prison pour «servir» les détenus. Cela contribue à maintenir un degré de sociabilité au sein des détenus, se renchérit un responsable du centre. De surcroît, des détenus semblent privilégiés par rapport à d'autres. Un mini-dépôt est sous la garde d'un prisonnier. Oui, l'un des prisonniers détient les clés d'un dépôt de nourriture dans la prison, sans compter d'autres avantages qu'il bénéficie... Cela s'explique par le fait qu'il soit jugé et condamné et qu'il se comporte bien. 


Avec des policiers va-t-en-guerre, des magistrats corrompus, des avocats incompétents motivés uniquement par l'argent, des commissaires du gouvernement nonchalants, des geôliers brutaux, des conditions de détention inhumaines, le quotidien des détenus en Haïti est digne d'un film d'horreur.
Les Règles de Nelson Mandela fondées sur l'obligation de traiter tous les détenus avec le respect dû à la dignité et à la valeur inhérentes à la personne humaine et d'interdire la torture ainsi que d'autres traitements cruels fournissent des pistes d'action claires aux décideurs publics.
En 2023, il est inconcevable qu'une personne puisse mourir d'inanition. D'autant qu'il s'agisse de détenus qui sont sensés sous la garde et la protection de l'État.
Du train que ça va, si le cours des choses n'est pas inversé, la catastrophe est inéluctable. Cependant, les autorités n'ont rien à craindre. Comme à l'accoutumée, elles n'auront besoin que d'un juge de paix pour faire le constat d'un détenu décédé. Et rien ne sera fait. C'est la formule classique !
Les autorités doivent œuvrer afin de trouver de solutions immédiates pour répondre aux défis de la surpopulation carcérale et ses conséquences, ainsi que développer une stratégie durable de lutte contre la détention préventive prolongée.



Ourdy DESSOURCES
odessources@yahoo.com
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